Les bourrasques, chaque jour plus violentes que la veille, si c'est possible, nous jettent sur les bas-côtés chacun à notre tour. Heureusement, le sentier est plus facile aujourd'hui, puisque de terre, et plus joli également car il suit le lac Skottsberg, du moins au début. Ce lac, contrairement au lago Pehoe sur la berge duquel est construit le lodge, est gris sombre, il n'est donc pas glaciaire.
Torres del Paine
   La Vallée française
  
Du Torres del Paine
à Puerto Natales
Torres del Paine
(le glacier Grey)
Accueil
Nous rentrons au pas de charge et arrivons à 16 h 30 pour prendre un chocolat et un thé. La grande salle de restaurant est bondée, les randonneurs n'ont pas eu envie de s'aventurer dehors avec un temps pareil. Par les grandes baies vitrées, nous voyons les mini-tornades s'élever tout droit vers le ciel et même de grosses vagues s'écraser sur la rive en face,  pourtant éloignée.  
Ce soir il y a un nouveau locataire de... deux ans! Pour l'occasion, la direction s'est mise en frais et a décidé d'allumer les radiateurs (toujours sur un tiers de la surface) à 21 heures au lieu de 22 heures.
Zapatillo de la Virgen (Calceolaria biflora)
Nous observons quelque chose d'étrange: comme un vent de sable à la surface des eaux, de longues écharpes d'embruns qui s'effilochent et se reforment.
De l'autre côté, le campamento Italiano. Nous passons au-dessus du torrent rugissant, ça  balance pas mal, et prenons pied sur l'autre rive... Eh bien on peut dire que les campings chiliens n'ont rien à voir avec les campings des parcs américains!
Quelques tentes sous des arbres hauts et déplumés, du genre peupliers, une terre sableuse et grisâtre, des racines et du bois pourrissant absolument partout, et surtout pas les moindres cahute, table ou banc, rien. Rien de prévu pour les campeurs installés dans ces solitudes glacées. Aucun emplacement pour faire du feu. Alors qu'il y a du bois absolument partout, ceux qui gèrent les campings n'ont pas eu l'idée de fabriquer ne serait-ce que des bancs pour manger un morceau en dehors des tentes.
Une cabane couverte de tôle et son panneau « privado », entrée interdite – pour le garde que nous avons croisé, certainement –, sur l'arrière un petit enclos grillagé et un capharnaüm à l'intérieur...
 
Nous faisons le tour de ce si sympathique camping – gratuit, mais ceci n'explique pas cela puisque des jeunes avec qui nous échangeons quelques mots nous disent que le précédent, Los Cuernos, payant, à côté du refuge du même nom, n'est pas mieux – en enjambant une flopée de troncs, trouvons un abri fait de trois murs de planches dans lequel il fait carrément nuit et devinons deux silhouettes dans la pénombre. L'une se fait cuire quelque chose sur son réchaud; l'autre, le dos au mur, a l'air morose et dubitative, mais surtout transie. Une seconde cabane minuscule pour w-c, et c'est tout.
Nous nous asseyons sur un tronc de dix centimètres de diamètre posé sur deux petits piquets et trouvons vraiment lamentable une si piètre installation. Dans ces conditions, nous ne déballons ni pain ni poulet rôti pour moi (celui acheté à Puerto Natales pour 3 000 pesos et qui est inusable) et avalons vite fait une banane et un délicieux cookie acheté hier en fin d'après-midi au refuge.
Au moment de repartir et d'emprunter à nouveau le pont, Alain est bousculé deux fois dans les filins par le vent qui dévale le couloir du torrent à Mach 2...
La Vallée française tout entière se cache dans les nuages, aussi nous prenons la même décision que les randonneurs croisés à l'aller, nous redescendons.
Parfois, un sommet apparaît – comme une image dans un bac de révélateur –, puis disparaît... Serait-ce... les Cuernos? Mais oui!
Nous nous rapprochons de la jonction avec la Vallée française, mais nous avons un peu plus tôt croisé deux Français, la cinquantaine, du genre guides de haute montagne avec l'accent savoyard, qui nous ont dit que tout était bouché au-dessus, et qu'ils renonçaient « à monter là-haut aujourd'hui ».
Soudain, nous entendons un grondement de chutes d'eau qui ont l'air gigantesques. Nous longeons le lit d'un torrent furieux et apercevons enfin un premier panneau: pont à 500 mètres (mètres chiliens...). Le temps est sombre, la pluie glaciale, le vent devrait être débaptisé, ce n'est plus du vent, c'est trop violent, trop constant, trop rageur...
Voici le pont de bois, donc, puis un second, suspendu celui-là, qui ne permet de passer qu'à deux personnes  à la fois.
Chiliotrichum diffusum
Nous voulons arriver au campamento Italiano pour pique-niquer, espérant qu'il y aura une cahute où au moins se mettre à l'abri. It's a long way pour y arriver, et je doute un peu que les distances indiquées soient fiables. Sept kilomètres et demi ce n'est pas grand-chose, or nous marchons d'un bon pas malgré le vent et il n'y a toujours rien en vue.
Nous passons dans un bois, puis dans un autre, et un autre encore, le sentier devient roches et caillasse, boue et racines, voire ruisseau... Les Torres sont toujours invisibles, je vois venir le moment où nous partirons et où nous ne les aurons même pas aperçues. De temps en temps, un rayon de soleil perce tous ces nuages et donne à ces sommets glacés une atmosphère fantastique.
Anemone magellanica
Toutes les eaux de ce parc sont bonnes à boire. Je l'avais lu mais j'ai profité du passage d'un garde du parc pour me le faire confirmer. A propos de garde, d'ailleurs, le seul qu'on ait vu, alors qu'il faisait un froid de canard, pluie, vent, etc.,  se baladait en casquette (sans doute avec dessous le contenu d'un tube de glu pour la faire tenir) et en T-shirt... Mais les Indiens Alakaluf étaient bien nus en été (ne pas oublier que nous en sommes proches), réservant leurs peaux de guanacos à l'hiver...
Nous croisons des oiseaux magnifiques, jaune vif et vert fluo, d'autres aux yeux de rubis et aux pattes jaune safran. Les animaux, ici, ne sont absolument pas craintifs, et nous pouvons les approcher de très près. Les oiseaux, par exemple, ne s'envolent qu'au dernier moment.
Au-dessus de nous, les montagnes acérées comme des lances percent quelquefois la couche nuageuse, laissant apparaître un glacier suspendu, d'où s'écoule une eau claire et potable.
Codonorchis lessonii
Lathyrus patagonicus
J 12 - Vendredi 3
 


Je me rends compte ce matin, en examinant la fenêtre de plus près, qu'elle n'est pas hermétiquement fermée. C'est une histoire de un centimètre maximum, mais ça a suffi, étant donné le temps qu'il fait dehors, à réfrigérer complètement la chambre et moi avec. Pourtant je le répète, je ne suis vraiment pas frileuse... Alain, qui dort sur le lit supérieur, l'a moins senti. Une fois fermée, le bruit passe du 777 à l'avion de tourisme, et le double rideau s'est enfin calmé... Sinon, rien de nouveau sous le soleil, si l'on peut dire: le vent est toujours aussi violent et il pleut...
Nous ne pouvons prendre un thé dans la salle du petit déjeuner car elle est déjà fermée et nous nous contentons encore une fois d'un peu d'eau glacée et de quelques tranches de Budín, autrement dit de cake aux fruits. Après un petit déjeuner aussi revigorant, nous voilà parés pour affronter les vents des Quarantièmes Rugissants et des Cinquantièmes Hurlants qui ne se contentent pas de déferler sur les eaux du passage de Drake, entre Atlantique et Pacifique, mais balaient aussi avec rage les terres du sud de la Patagonie australe.
Départ donc, à 10 h 30, cette fois pour la Vallée française.
          Patagonie australe
El fin del mundo ou le Pays du vent